07.10.2016
Poète, performeur et chercheur, Thomas Langlois, né en 1990 à Québec, Canada, a participé à la 23ème édition du Festival International de Théâtre de Sibiu, 2016, avec son spectacle de slam-théâtre intitulé Carnaval Carnivore : Poésie Cannibale. Ayant fini, en 2016, une maîtrise en recherche-création sur le potentiel théâtral du slam en Littérature, arts de la scène et de l'écran à l'Université Laval, Québec, il fait un doctorat sur le même sujet, sous la direction de Liviu Dospinescu. Son expérience dans le domaine du slam remonte à 2009, en accomplissant, tout le long de ces 7 années, de nombreuses activités et en gagnant plusieurs prix qui ont confirmé l'originalité de sa démarche artistique. Le jeune artiste a remporté plusieurs fois les première et deuxième positions aux compétitions de slam organisées à Québec. Parmi celles-ci, figurent la finale de slam de la ville de Québec, dans le cadre de laquelle il a obtenu la 1ère position en 2011 et en 2015, la finale locale d'Univers-Cité Laval en spectacle, Québec, qui lui a apporté encore une fois le 1er prix, la médaille d'argent au Grand Slam de la Province de Québec, Montréal. À part son activité liée au slam, il a aussi travaillé en tant qu'assistant aux cours de théâtre de l'Université Laval et a publié des textes poétiques dans une série de revues et volumes de poésie. Thomas Langlois utilise la notion de slam-théâtre comme métissage entre l'art de la poésie populaire et la biomécanique de Meyerhold, en créant ainsi une « esthétique du grotesque » dont le but est celui de « faire connecter la poésie avec le public », selon ses propres mots. En tant qu'invité à FITS 2016, nous avons questionné Thomas Langlois sur sa contribution à l'évolution du slam à Québec, ainsi que par rapport à son dévouement pour le monde du théâtre.

Beatrice Lapadat : Pour commencer, je te prierais de formuler pour nos lecteurs la définition la plus courte et la plus claire possible du concept de slam-théâtre telle que tu l'utilises à travers ta pratique et à travers tes préoccupations théoriques.
Thomas Langlois : En fait, je cherche, à travers ma pratique, à développer l'univers dramaturgique de mes textes poétiques écrits dans le cadre des compétitions de slam de poésie. Le slameur ou la slameuse, afin de se faire comprendre rapidement par un public souvent très hétéroclite (dont le niveau de culture générale s'avère propre à chacun des spectateurs), doit souvent user d'un vocabulaire poétique composé de figures populaires (archétypes, stéréotypes, clichés, lieux communs). C'est donc à partir de ces références populaires que je travaille à construire un univers à la fois dramaturgique et poétique, afin, ultimement, de proposer un texte à slamer qui ne se donne alors non plus seulement à entendre, mais également à voir. Pour moi, faire du slam-théâtre, c'est proposer au spectateur une poésie dont l'expressivité, tant au niveau du corps que de la voix du poète, s'avère totale; cette expressivité vise à déployer l'univers dramaturgique (et fortement référencé à la culture sociale dans laquelle il s'inscrit) inhérent au texte poétique initial.
 
B.L. : Depuis combien de temps t'intéresses-tu au slam et quel était le facteur décisif dans le choix de ce sujet pour ta maîtrise?
T.L. : Je pratique le slam depuis maintenant 7 ans (depuis 2009, en fait), mais, pour être exact, je transcris de manière active mes pensées poétiques depuis ma troisième année du primaire (depuis environ 1998)! À l'école secondaire, j'utilisais déjà l'écriture poétique afin de combattre l'intimidation dont j'étais victime sur une base quotidienne. J'écrivais sur un blog toutes les pensées noires, toutes les pulsions violentes qui me tourmentaient, en les traduisant dans un langage brut qui se voulait, malgré tout, poétique, et s'inscrivant dans une pensée, une vision artistique alors imprécise. Un jour, un «ami» proche, probablement envieux, m'a trahi sous le couvert de ses valeurs bien-pensantes; il a porté plainte contre mon blog en raison de mes propos poétiques qu'il jugeait offensants, et tout ce que j'avais pu écrire en un an s'est vu supprimé à jamais du Web (je n'avais conservé aucune copie de ces textes nulle part, ce qui, je l'avoue, n'était pas une grande démonstration d'intelligence de ma part).

À partir de ce moment, j'ai eu tellement mal... J'ai alors su que ma poésie ne me quitterait plus jamais, et c'est à partir de là que j'ai commencé à adopter dans mon écriture un ton particulièrement agressif et mordant. Lentement, je m'éloignais de la poésie dite plus «traditionnelle» afin d'écrire des sortes de monologues musicaux et rythmés. En 2009, lorsque j'ai découvert le slam dans les bars de Québec, je me suis tout de suite approprié la scène. Je n'ai jamais arrêté depuis. La raison pour laquelle j'ai choisi ce sujet pour ma maîtrise est que ma poésie ingrate et cruelle a toujours fait, et fera toujours, partie de moi. Cependant, je voulais pousser plus loin ma pratique artistique et, en ce sens, les expériences de jeu que j'avais vécues au baccalauréat en théâtre (les cours de Travail Théâtral I, II et III, ainsi que les nombreux laboratoires de biomécanique meyerholdienne dans le cadre de la maîtrise de Mme Magali Gagnon) m'ont éveillé sur le potentiel fortement expressif du corps de l'acteur. Je désirais désormais employer ma nouvelle passion, l'entraînement corporel de l'acteur (plus particulièrement, la biomécanique meyerholdienne), afin de nourrir et de pousser plus loin ma passion initiale, la poésie de l'oralité écrite pour le slam.

 

B.L. : Tu étais, donc, une victime du harcèlement à l'école. En quoi exactement consistait ce type d'agression?
T.L. : Plusieurs agressions physiques (coups, bousculades, etc.), mais, surtout, une rafale d'attaques verbales. Du primaire au secondaire, pendant 11 ans, j'étais constamment sujet aux moqueries. Étant d'un naturel plutôt timide à l'époque, j'étais pour les crétins de l'école la cible idéale, car j'étais toujours trop poli pour répliquer et je faisais toujours tout mon possible pour éviter les conflits, allant jusqu'à accepter qu'on m'humilie publiquement. J'étais une personne naturellement très douce, qui s'imposait peu aux autres, et pour qui la notion de respect (surtout celui de la parole) était fondamentale.

Bref, les facettes les plus réservées et candides de ma personne me rendaient facilement vulnérable face à l'intimidation. Par exemple, pendant quelques années, même mes «amis» refusaient de m'appeler par mon véritable nom; ils m'attribuaient un surnom réducteur et m'interpellaient toujours par celui-ci, au point où je n'avais plus d'autre choix que de me retourner à ce surnom et, bien vite, il me semblait que plus personne à l'école ne m'appelait «Thomas». Moi-même, quand je leur parlais de moi, je ne m'appelais plus «Thomas», je me nommais par le mot en question, le surnom stupide qu'on m'avait imposé au visage. Éventuellement, je ne me suis plus jamais vraiment identifié à mon véritable nom, et, bien vite, j'ai tout fait pour détruire ma personnalité plus «réservée», «candide», dans l'idée de la remplacer par quelque chose de plus «puissant», plus «combatif». C'est d'ailleurs la raison pour laquelle, en slam, j'ai finalement opté pour ne prendre aucun surnom, ou nom de scène (plusieurs slameurs et rappeurs se font connaître sous un autre nom). Je considère que mon nom, «Thomas Langlois», est déjà un surnom en soi, une construction et un masque social auquel tous se réfèrent, sans que moi j'arrive à m'y identifier complètement.
 
Pendant un an (la toute dernière année de mon secondaire), je me suis entraîné avec un ami très proche, qui vivait lui aussi beaucoup d'intimidation, à insulter les gens avec un maximum d'efficacité. Pour ce faire, nous nous insultions tous les deux de manière intensive en cherchant littéralement à faire mal à l'autre, à le blesser et le détruire uniquement par les mots, en attaquant nos points les plus faibles et les plus vulnérables. C'était comme s'acharner à mutiler une plaie ouverte jusqu'à n'en plus ressentir de douleur possible. Et ça a fonctionné: en sortant de mon secondaire, j'avais développé une répartie cruelle et un humour méchant au point où plus personne n'osait me parler de travers, de crainte de représailles verbales qui faisaient littéralement mal. Je me faisais peur à moi-même. Ensuite, au Cégep, je me suis mis à «jouer» ce personnage vulgaire, à l'utiliser comme un masque, afin de faire rire mes amis, de m'intégrer à la société. Toutes les blagues les plus subversives, les plus immondes, devenaient alors admissibles, tant et aussi longtemps qu'elles me permettaient de confronter les normes sociales en place, de bousculer et d'impressionner les gens, d'attirer leur attention. Nouvellement adulte, j'étais alors devenu ce que j'avais toujours détesté au secondaire: un simple intimidateur qui tire son plaisir aux dépends de la douleur qu'il cause à ses proches, ainsi que de l'attention facile que lui concède bêtement le troupeau d'abrutis qui l'approuvent par leur silence.

En y repensant, j'allais tellement loin dans mon humour, avec tellement peu de conscience et de considération pour les autres, que je m'avoue aujourd'hui surpris de n'avoir jamais poussé au moins une personne de mon entourage, peut-être plus fragile, au suicide. J'ai eu de la chance. Je sais bien que j'ai l'air d'exagérer comme ça, mais je n'exagère en rien; certaines personnes me détestent encore énormément, et avec raison. Toutefois, c'est avec le slam que les choses ont enfin pu évoluer. Je recommençais à employer l'écriture comme un règlement de compte, et j'en suis arrivé à transposer de manière artistique le personnage subversif que je jouais publiquement, en engrossissant les traits obscènes, en exagérant ses tares, jusqu'à les pousser à l'absurde et au ridicule. Aujourd'hui, il s'agit pour moi non plus d'une carapace derrière laquelle je me protège, mais bien d'une arme d'expression authentique, d'un outil de construction artistique. En un sens, c'est tout ce jeu de masques, expérimenté à partir de mes blessures les plus intimes, qui m'a amené, aujourd'hui, à mettre en scène par le slam-théâtre les archétypes et les stéréotypes sociaux qui marquent mon époque et que, d'une certaine manière, j'incarne moi-même, en tant que nord-américain. Bref, très jeune (trop jeune, peut-être), j'ai été confronté au potentiel à la fois constructeur et destructeur de la parole; quelques mots, bien ou mal choisis, peuvent changer à jamais la vie d'une personne.
 
B.L. : Est-ce que le milieu culturel de ou du Québec a joué un rôle dans ta relation avec le slam- théâtre?
T.L. : Oui, énormément. Disons que j'aimerais vraiment, vraiment trouver une manière plus politically correct d'articuler ma réponse à cette question, mais je ne peux pas m'empêcher de dire les choses comme elles sont, du moins de mon point de vue (évidemment) très subjectif, et surtout sensible: ici, les artistes me semblent coincés dans une logique économique et sociale qui les pousse, en quelque sorte, à se «cannibaliser». Ici, le milieu, malgré qu'il soit artistiquement riche, est plutôt compétitif et étouffant pour la relève, au point où il devient très périlleux de concilier rentabilité et expérimentation artistiques. Personnellement, j'essaie d'être aussi exigeant envers le milieu qu'envers moi-même (en tant qu'artiste), ce qui me rend parfois acerbe. Ce n'est pas par amertume, mais bien par amour, car oui, j'aime d'un amour indéfectible le théâtre québécois; seulement, il m'arrive régulièrement de vouloir lui donner la fessée (et je pense que plusieurs artistes, toutes écoles confondues, partagent cette volonté)!

De mon point de vue (peut-être un peu trop extrémiste, je l'accorde), le théâtre québécois se trouve présentement en mode «survie». Les artisans de la scène théâtrale ont beau proposer de multiples productions, l'opinion publique se fout complètement du théâtre et, du coup, nos salles se retrouvent trop souvent à moitié vides (évidemment, je généralise encore de manière très grossière). Pour moi, expérimenter, chercher à renouveler le théâtre, ce n'est pas un choix de carrière, c'est un choix de survie, un choix à la fois politique et social, un choix que je fais pour le théâtre, avant même de le faire pour moi. C'est pour cette raison que je développe le slam-théâtre; je cherche à proposer une manifestation alternative du théâtre, à proposer autre chose au public, quelque chose qui connecte peut-être davantage avec ses intérêts actuels. En effet, le slam, contrairement au théâtre, rejoint toutes les strates de la société, tous les publics, tous les âges, et sa popularité ne cesse de croître. Voilà pourquoi cette forme spectaculaire si accessible, si adaptée aux intérêts de son époque, me semble un creuset intéressant et fertile pour y injecter le théâtre d'ici.

Au final, peut-être que je ne réussis pas vraiment, peut-être que ma vision de mon milieu, et de mon art, est complètement erronée, décalée de la réalité, voire symptomatique de mon nombrilisme chronique! Peut-être que mes efforts s'avèrent ridicules et qu'à la toute fin, les résultats seront cruellement lamentables sur toute la ligne, mais j'aurai au moins accompli mon effort de guerre, et j'aurai (sérieusement) payé de ma passion, payé de ma santé, payé de tout ce que je suis. Comme le slam, j'aime inconditionnellement le théâtre québécois, et tout ce que je fais, en bout de ligne, je le fais pour lui, avec l'ensemble des moyens (aussi pauvres et ridicules soient-ils) dont je dispose.

 

B.L. : Selon toi, est-il indispensable de maîtriser un certain cadre théorique ou méthodologique pour la pratique du slam-théâtre? Si oui, pourquoi?
T.L. : Oui et non. Oui, car il faut comprendre les mécanismes du théâtre afin de les appliquer correctement à la pratique de la poésie orale; la compréhension de ces mécanismes nécessite une étude approfondie tant théorique que pratique, cela va de soi. Cependant, les approches artistiques de la poésie à slamer étant multiples, il m'apparaît plutôt irréfléchi d'imposer, de plaquer une méthodologie sur le travail de création du slam-théâtre. En effet, dans chaque forme poétique, le théâtre n'est pas appelé à se manifester de la même façon! Je tenais cependant à ce que les outils propres au slam-théâtre demeurent concrets et facilement utilisables par n'importe quel poète désireux de pousser plus loin son approche du slam. Le slam représentant en quelque sorte la démocratisation de la poésie, il fallait également démocratiser les outils théâtraux convoqués par le slam-théâtre, de sorte à éviter que le poète en question doive s'investir corps et âme dans un training d'acteur équivalent à celui d'un conservatoire! J'ai donc développé la mécanique dramaturgique, sorte de méthodologie de création fondée sur l'allégorie entre la performance poétique théâtralisée et la biologie humaine (et sa mécanique du mouvement). L'objectif de la mécanique dramaturgique consiste à organiser les outils et les principes théâtraux permettant de faciliter l'intégration de la théâtralité dans la performance poétique du slameur.
 
B.L. : Qu'est-ce qui a déclenché le lien que tu as trouvé entre le slam, en tant que pratique populaire impliquant la poésie, et la biomécanique de Meyerhold? S'agit-il d'un processus plus long ou d'une « révélation » que tu as systématisée ultérieurement?
T.L. : Il s'agit en fait d'une révélation développée sur plusieurs années. Avant même de découvrir les approches de jeu corporel dans les cours Travail Théâtral I, II et III du Baccalauréat en théâtre de l'Université Laval, je pratiquais le slam. À cette époque, à mes yeux, la performance poétique était l'objectif ultime de ma démarche de créateur, bien au-delà du jeu théâtral. Cependant, de fil en aiguille, j'ai eu la chance, lors de ma dernière année de baccalauréat, de participer au laboratoire de maîtrise de Mme Magali Gagnon, lequel portait sur la biomécanique meyerholdienne. Pendant toute une session, je me suis entraîné à la biomécanique, de manière suffisamment intensive pour bien intégrer la plupart des principes fondamentaux de la théorie de Meyerhold.

Disons simplement que, dans la vie, on découvre parfois des choses qui nous transforment à jamais comme individu, et qui nous marquent jusqu'à (j'imagine!) la fin de nos jours. C'est ce qui m'est arrivé avec la biomécanique, ainsi qu'avec le slam: j'ai immédiatement connecté avec ces deux disciplines, comme si, au moment où je les découvrais, elles me complétaient, comme si elles faisaient déjà partie de ma personne et ce, bien avant que j'en découvre l'existence. Ayant remarqué depuis longtemps le carence d'expressivité corporelle dans le slam de poésie québécois, j'ai choisi de joindre mes deux plus grandes passions, l'écriture pour le slam et la biomécanique meyerholdienne, afin non seulement de nourrir et enrichir ma démarche de créateur, mais également d'apporter quelque chose que je jugeais (et que je juge encore) nécessaire à la poésie orale: une expressivité totale dans l'acte de la performance poétique.

 

B.L. : Tu m'as parlé une fois de certaines ressemblances qu'on a entre les compétitions sportives et les compétitions de slam. Je te prierais de reprendre ces explications pour nos lecteurs, s'il te plaît. 
T.L. : En fait, le slam reprend d'une certaine manière les principes de l'improvisation théâtrale, en ce sens où les poètes sont mis en compétition entre eux, dans un contexte imprégné d'une certaine théâtralité. De plus, comme lors des compétitions d'improvisation, les juges du slam sont choisis directement parmi le public et, comme l'un des buts avoués du slam est de faire connecter (je trouve ce terme beaucoup plus juste que «séduire») la poésie avec le public, les positions finales et les gagnants de la compétition sont considérés comme étant plutôt arbitraires, puisque la victoire décrochée lors d'une compétition de slam de poésie n'est pas nécessairement garante de la qualité artistique du slameur en question.

Cependant, tout comme dans le sport, le public est fortement invité à interagir avec les performances des poètes, à réagir à celles-ci, de manière positive ou négative, dérangeante ou non, quitte à ce qu'un conflit éclate au sein des spectateurs eux-mêmes, selon les différentes opinions de chacun! Enfin, le spectateur se plaît à venir assister à une compétition de slam afin d'encourager et de voir performer tel ou tel poète, de la même manière que plusieurs adeptes des Olympiques parient sur les athlètes mis en compétition lors des jeux sportifs! C'est en partie cette aura de compétition qui nourrit l'engouement du public pour le slam de poésie.
 
B.L. : Comment penses-tu qu'on peut cultiver la compétition en tant que slameur d'une manière positive et toujours humaine? Quelle en serait l'importance ?
T.L. : Il faut voir la compétition de slam comme une manière de s'interroger sur les différentes pratiques, approches et techniques employées par les autres poètes avec qui nous partageons la scène. Se définir et évaluer sa qualité d'artiste en fonction des résultats d'une compétition de slam est, selon moi, un grave problème chez de trop nombreux poètes, qui en viennent à mépriser le slam pour des raisons d'orgueils et d'égos blessés! Pire, certains choisissent même d'arrêter d'écrire, tout court! Je tiens pourtant à rappeler que le résultat de la compétition n'est, en aucun cas (je le répète!), garant d'une certaine qualité artistique. Ce à quoi il faut plutôt s'intéresser lors d'une telle compétition, c'est aux techniques employées par certains poètes pour construire et écrire leurs poèmes, mais, également, afin de connecter avec le public. Il faut voir la scène slam comme un espace de visibilité, mais également comme une interface de rencontres, de même qu'une scène ouverte, réservée à l'expérimentation artistique. Comprise de la sorte, la compétition slam peut certainement inciter les poètes à se comparer entre eux de manière saine, en fonction d'une curiosité et d'intérêts prioritairement artistiques, plutôt qu'égocentriques et personnels.
 
B.L. : Tu as participé à FITS 2016 avec Carnaval Carnivore, Poésie Cannibale, un spectacle de slam/slam-théâtre. En quoi a consisté la différence principale entre la performance de Sibiu, dans un milieu complètement nouveau, et les performances au Québec?
T.L. : En fait, en y repensant, il n'y a pas vraiment eu de différence majeure! Je crois que, partout dans le monde, l'humanité parle un langage commun : au-delà de toutes les barrières communicationnelles imaginables, un humain reste un humain. J'ai donc performé mes textes comme si je les performais à Québec, à l'exception de petites différences de choix artistiques effectués pour des raisons techniques (ex. : explications en anglais précédant chaque texte, afin de faciliter la compréhension des spectateurs non-francophones et non-initiés au slam de poésie). Cependant, comme j'oriente grandement mon processus d'écriture sur les constructions sonores possibles avec la langue française (allitérations, assonances, rimes complexes, etc.) ainsi que le parler populaire québécois, et que j'axe ma performance sur l'expression corporelle du slam (mouvements symboliques et presque chorégraphiés, travail vocal élaboré), comprendre chaque mot du poème devient non seulement impossible, mais, surtout, peu nécessaire. L'essentiel de la performance consiste plutôt à connecter avec l'intensité du poète, de même que son expression corporelle et vocale (phonétique)!

 

B.L. : Quels étaient les aspects qui t'ont donné des soucis avant ta performance de Sibiu ? Étaient-ils tous justifiés ? Y en a-t-il qui se sont avérés faux après le spectacle?
T.L. : Aucun choix artistique ne s'est avéré «faux» à la fin du spectacle. Par contre, le voyage en avion, de même que le peu de temps de préparation qui m'était accordé, m'ont imposé une contrainte scénographique importante; en arrivant à Sibiu, je n'avais sur moi que mon costume de «slameur-bioméchanicien» (costume noir et maquillage)... J'ai donc dû me résoudre à performer selon les principes d'un théâtre extrêmement pauvre, très proche du théâtre grotowskien, dénué de toute scénographie et accessoires (outre mes propres feuilles de texte et quelques éléments de maquillage placés à vue). Par conséquent, je me suis concentré sur l'expression et la performance de mon corps, le seul matériau de création dont je disposais de manière abondante.

Cette contrainte de création m'a imposé certains choix artistiques plutôt intéressants, dont celui d'expérimenter, suivant le concept de «poésie carnivore et cannibale» (le titre de mon spectacle étant Carnaval Carnivore : Poésie Cannibale), l'autodestruction du poète sur scène. Je me rappelle avoir performé avec une intensité telle que je me suis affranchi des limites de mon corps, jusqu'à tomber dans un certain état de «transe», à partir duquel je ne me rappelle pratiquement plus rien de ma performance. Je dois avouer qu'à un certain point, je craignais avoir poussé l'utilisation de mon corps jusqu'à m'effondrer au sol, incapable de terminer le spectacle. Certains spectateurs m'ont avoué avoir été surpris par l'aspect sensiblement artaudien, cruel, de ma performance... En rétrospective, je suis très content d'avoir pu expérimenter cette facette plus «performative» du slam-théâtre, que je n'avais jamais osé explorer, jusqu'à ma performance à Sibiu.
 
B.L. : Quelle est ta vision sur l'avenir du slam au Québec et dans le monde entier?
T.L. : Aucune idée, honnêtement! L'avenir du slam ne m'intéresse plus tellement, je dirais. C'est que la parole poétique est une force qui ne pourra jamais s'éteindre, qui alternera toujours de médium en médium afin de se réinjecter de telle ou telle manière dans la société. Le slam n'est qu'une voix d'actualité pour cette parole; par conséquent, l'avenir de celle-ci me préoccupe peu. En tant que créateur, je vise littéralement à «suinter» ma poésie, à travers chacune de mes actions artistiques; je vise une poésie totale, impliquant tous les moyens artistiques mis à ma disposition.

Je veux adapter mon corps créateur à l'émission totale de cette poésie utopique que je n'ai pas encore atteinte, et que je n'atteindrai peut-être jamais. Ensuite, seulement, j'offrirai cette poésie authentique au Québec, et oui, pourquoi pas, au monde entier. Donc, je ne sais pas ce qui adviendra du slam dans tout ça, mais je sais que, dans les années futures, j'ai la ferme intention de lui apporter le meilleur de de ce que je peux lui offrir, d'y consacrer toute ma personne, comme je le fais déjà depuis maintenant 7 ans. Je pense que c'est là le meilleur de ce que je puisse offrir au slam, et au monde, comme poète. Chaque jour qui passe, je ne cherche qu'à renouveler ma pratique, à pousser plus loin l'expérimentation et la mise à l'épreuve de certains principes artistiques (ici, il s'agissait de l'application de la biomécanique meyerholdienne au slam de poésie). Alors, voilà ce qui attend le slam au Québec, et dans le monde entier : un petit remous de plus dans cet ouragan d'énergies contradictoires, juste l'imperceptible déflagration d'un minuscule poète québécois!
 
B.L. : Comment pourrais-tu décrire le lien entre la quête artistique dont tu nous as parlé si passionnément et le projet de recherche au doctorat que tu es en train de commencer?
T.L. : En fait, malgré que mon projet de recherche au doctorat n'en soit encore qu'à ses tous premiers balbutiements, je m'intéresse beaucoup à l'importance du «faux» au théâtre, à savoir comment le mensonge et l'artifice, lorsque assumés comme tels à travers notamment le jeu de l'acteur, expriment parfois de façon beaucoup plus authentique certaines vérités (humaines, sociales, politiques, etc.). Disons simplement que mon travail de longue haleine sur les archétypes et les stéréotypes sociaux, au fil de ma recherche à la maîtrise, ainsi que mon expérience de vie (mon «masque social» de personnage aux propos subversif, notamment), m'ont amené à me questionner quant à l'apparente nécessité du théâtre d'exprimer les grandes vérités immuables de ce monde. Il m'apparaît évident que, parfois, on comprend et on ressent beaucoup mieux quelque chose par l'expression subversive de son contraire... Aussi, j'ai bien l'intention de laisser libre cours à mes excès, mes délires et mes obsessions de poète expérimentateur, en poussant plus loin mes recherches sur les métissages et hybridations possibles entre le théâtre et le slam, avec les autres disciplines artistiques existantes.

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