Ana Blandiana
AUTREFOIS LES ARBRES AVAIENT DES YEUX
Anthologie
(1964 - 2004)
Préface, biobibliographie, sélection et traduction du roumain
par
Luiza Palanciuc
Cahiers Bleus / Librairie Bleue
Poésie
2005
AUTREFOIS LES ARBRES AVAIENT DES YEUX
Anthologie
(1964 - 2004)
Préface, biobibliographie, sélection et traduction du roumain
par
Luiza Palanciuc
Cahiers Bleus / Librairie Bleue
Poésie
2005
Nous devrions Nous devrions naître vieux, Venir au monde déjà sages, Être à même de décider de notre sort, Savoir quels chemins partent du croisement primaire Et dont l'envie seulement d'aller plus loin soit innocent. Ensuite devenir plus jeunes, encore plus jeunes, en avançant, Arrivant matures et forts aux portes de la création, Passer au-delà, et entrant adolescents en amour, Être enfant à la naissance de nos enfants. Ils seraient alors plus vieux que nous, Ils nous apprendraient à parler, ils nous chanteraient des berceuses, Nous disparaîtrions toujours plus, devenant de plus en plus petits, Tels le grain de raisin, le petit pois, le grain de blé... Jusqu'aux étoiles Tous les chiens du pays étaient fidèles. Ils ne mordaient que les ennemis de leurs maîtres, Ils portaient leur laisse avec une grande élégance, tel un collier (Les épouses se demandaient tout le temps quelle chaîne allait être à la mode), Et, sobres à chaque fois, ils s'autorisaient Un seul caprice: hurler à la lune. (Pour les chiens, la lune est le pays où Leurs ancêtres furent autrefois libres, Leur hurlement est ainsi une sorte De chanson de geste.) Mais lui, il était un chien étrange. Il lui semblait indécent d'hurler à la lune, Car la lune n'était autre que son cœur Qu'il devait remettre dans la poitrine Ou bien périr. Les autres chiens lui disaient de ne pas essayer. «Pas la peine, lui disaient-ils, ils trouveront De toute manière tes traces et t'enchaîneront.» Mais il souriait et lorsqu'il partit, Les pieds glissant avec volupté dans le ciel, Laissant derrière des traces luisantes, imprudentes, Il ne fut pas arrêté, car personne ne pouvait Suivre ses traces – les étoiles. Non option Au grand jugement appelée, Celui qui finit par le renvoi sur terre, Moi, non coupable ayant été déclarée, J'ai reçu le droit De me choisir moi-même. Ni homme, ni femme, Ni un quelconque animal je n'ai voulu être, Ni oiseau, ni plante. On entend les secondes tomber De l'immense droit de choisir On les entend cogner sur la pierre: Non, non, non, non. En vain traînée devant le jugement, En vain non coupable. Condition Je suis telle un petit grain dans le sablier qui ne peut devenir temps que lorsqu'il tombe. Laissons tomber les mots Laissons tomber les mots Tels des fruits, tels des feuilles, Seuls ceux où la mort est déjà mûre. Laissons-les tomber, Flétris jusqu'à la pourriture, Couvrant à peine de leur chair L'os divin. Le noyau nu et ouvert, Comme la lune, dans les nuages fanés, Peut-être se glisserait-il sur la terre... Te souviens-tu de la plage? Te souviens-tu de la plage Recouverte d'amers éclats Sur lesquels Pieds nus nous ne pouvions marcher? Cette façon Dont tu contemplais la mer Et disais m'écouter? Te souviens-tu Des mouettes insensées Qui tournaient dans le carillon D'invisibles églises Avec les poissons pour patrons, De la façon dont Tu t'éloignais en courant Vers la mer Et criais qu'il fallait Un écart Pour me regarder? Dans l'eau La neige mêlée aux oiseaux S'éteignait, Comme en un joyeux désespoir Je suivais Les traces de tes pas sur la mer Et la mer Se refermait telle une paupière Sur l'œil dans lequel j'attendais. Autrefois les arbres avaient des yeux Autrefois les arbres avaient des yeux, Je le jure, Je sais bien Que je voyais lorsque j'étais un arbre, Je me souviens combien m'étonnaient Les étranges ailes des oiseaux Qui me passaient devant, Mais je ne me souviens plus Si les oiseaux devinaient Mes yeux. En vain je cherche maintenant les yeux des arbres. Je ne les vois peut-être pas Parce qu'arbre je ne suis plus, Ou bien sont-ils descendus sur les racines Dans la terre, Ou peut-être, Qui sait, Ce ne fut qu'une illusion Et les arbres sont aveugles depuis toujours... Mais alors pourquoi donc Lorsque je passe tout près d'eux Je les sens Me suivre du regard, Un regard bien connu, Pourquoi, lorsqu'ils frémissent et clignent De leurs milliers de paupières, J'ai envie de crier – Qu'avez-vous vu?... Sanglot qui s'écoute lui-même Sanglot qui s'écoute lui-même Neige amère Fondue dans la poussière et le pollen, Éteinte sur les épaules du gardien Vieilli par le sommeil en lumière, Neige amère et fragile, Pauvre neige, Froid hésitant et clément Qui garde ma douce insomnie Et les peurs tendres, Neige annonçant une nuit Bien plus profonde Que ne saurait l'imaginer le jour, Même le jour le plus éploré, Neige mélangée aux fruits pourris Et aux semences d'enfants. Chacun de mes mouvements Chacun de mes mouvements Se voit Dans plusieurs miroirs à la fois, Chacun de mes regards Se rencontre avec soi Plusieurs fois, Jusqu'à ce que J'oublie Lequel est le vrai Et lequel Me suit. Votre grâce, J'ai peur du sommeil Et honte D'être. Pour moi Toute aurore a Un nombre inconnu de soleils Et une seule Apaisante Journée. Si froid Il fait si froid que la bave gèle Sur les dents des chiens Lorsqu'ils aboient vers cette lune Qui autrefois les rendit fous, Si froid que la terreur Crevasse mes lèvres lorsque je crie Et je lèche tel un fauve Mon sang qui coule, encore chaud. Qui a nommé Qui a nommé Doré Cette couleur De l'extase des feuilles, Ce triomphant Pays de personne Entre la vie et la mort, Cette béatitude Ceignant de sa végétale lumière La terre, À l'odeur de fruits Dépouillés sur les branches Dans une lourde impudeur Virginale? Qui a osé Mettre un mot Sur le plus pur Et profond innommable Vers lequel nous tous Nous coulons, Indignes de tant d'espérance, Parmi les grappes sages Et les folles et fines branches? Taisez-vous! Taisez-vous et écoutez Les syllabes de l'herbe remuant Sèchement dans la lumière – Elle n'ose pas non plus Dire le nom De cet ultime royaume. Hibernation N'écoute pas mes frères, ils dorment, Ils ne comprennent pas les mots qu'ils crient, Alors qu'ils hurlent comme des bêtes consentantes Leur âme rêve des ruches d'abeilles Et nage dans des graines. Ne maudis pas mes frères, ils dorment, Ils se sont vêtus de sommeil comme d'une peau d'ours, Qui les garde cruelle et pesante en vie, Au milieu du froid dépourvu de sens Et de fin. Ne juge pas mes frères, ils dorment, Rarement l'un d'entre eux est envoyé pour veiller Et s'il ne revient pas, cela veut dire qu'il a disparu, Qu'il fait encore froid et nuit Et que le sommeil continue. N'oublie pas mes frères, ils dorment Et en sommeil ils procréent et élèvent des enfants Qui s'imaginent que la vie est sommeil et, pressés, Ils ont hâte de se réveiller Dans la mort. Toute trace Toute trace est blessure, Ne tourne pas la tête Et n'efface pas du regard Les empreintes enflammées Laissées sur les objets Et les plaies des pas, Saignant de la boue. Toute trace est blessure Dans la chair blanche de l'échec, Ne laisse plus ton rêve Se retourner Avide de souffrance Dans le passé. Passe devant Embaumé d'oubli, De souvenirs vidé tel un mort De ses entrailles pourries. Tout Feuilles, mots, larmes, boîtes d'allumettes, chats, tramways parfois, files d'attentes pour la farine, coccinelles, bouteilles vides, discours, images allongées de téléviseur, cafards de Colorado, essence, petits drapeaux, portraits connus, la Coupe des Champions Européens, remorques avec bombonnes de gaz, pommes refusées à l'exportation, journaux, baguettes, huile mélangée, œillets, accueils à l'aéroport, jus, bâtons, salami Bucarest, yoghourts diététiques, gitanes avec des cigarettes Kent, œufs de Crevedia, rumeurs, le feuilleton du samedi soir, café industriel, la lutte des peuples pour la paix, chorales, la production à l'hectare, Gerovital, anniversaires, compote bulgare, le rassemblement des travailleurs, vin de région supérieur, chaussures de basket, blagues, les garçons sur la Voie de la Victoire, poisson d'océan, le festival Chantons la Roumanie, tout 25 mars 1942 Cette douleur, Si ancienne, Commencée depuis cinq heures du matin, Dont j'écoute Les cris inhumains Et les rachète Avec ma vie; La douleur, dans le vide de laquelle Toutes mes lettres Se jettent pour le combler, Mais, plus réelle que l'histoire Des littératures du monde, la femme S'ébat en hurlant Sous l'ordre le plus puissant De l'univers Expulsé avant Les contractions et les cris Dévoilés du calvaire; Cette douleur Sage, Échangée contre moi Vers midi... Cueillette d'anges ... Parfois Un bruit sourd Comme pour la chute D'un fruit dans l'herbe. Comment passe le temps! Les anges Sont mûrs et se sont mis à tomber: L'automne est enfin arrivé au ciel... L'art de mourir Ars moriendi, sagesse D'un lent glissement Sur les longues pentes du soir, Je t'ai appris doucement Comme une prière Depuis l'enfance, Pour ne pas prendre peur Lorsque le temps vient M'amadouer, Pour ne pas regretter Et ne pas mégoter Sur le prix excessif du nimbe Exigé par le bourreau Et ajouté à tant d'autres peines, Coups, humiliations, sacrilèges et ardeurs, Traînant au loin, Dans les innombrables passés Par toi-même sauvés, Chant éhonté qui coule Vers la mort, Ars moriendi... Aux branches pendus Aux branches pendus, Certains à moitié desséchés, D'autres à peine mûrs, Mais tous ayant des habits pourris, Raidis, Les ailes tordues dans les vents, Depuis longtemps sans se donner la peine d'y échapper Et tomber, Comme s'ils savaient Que plus bas il y a d'autres branches, Sur lesquelles pourrissent D'autres anges. Cendres Beau comme un poème Dans une langue que je ne comprends pas assez Le temps dont je suis faite S'éteint en seconde et en heures et en jours. Du cierge bien grand Seul un morceau brûle encore Mais la flamme pose sa couronne Sur le front de la déesse mèche Qui Écrasée par tant de splendeur Se relève désespérément Sur une colonne, Prête à s'éparpiller, en cendres, Dans un dernier souffle présent. |
Préface
par
Luiza Palanciuc
(extraits)
L'écriture de la poursuite
par
Luiza Palanciuc
(extraits)
L'écriture de la poursuite
«Le verbe nous précède», a-t-on coutume de dire. Et les livres de Ana Blandiana laissent tournoyer les mots de toutes les espèces, doux ou prophétiques, durs ou équivoques: comme dans un inventaire des paroles, cette poésie semble vouloir épuiser la nomination, pour émettre sans cesse des figures humaines. Dès les premiers recueils, La première personne du pluriel (1964), Le talon vulnérable (1966) ou encore Le troisième sacrement (1969), l'écriture de Blandiana naît d'un litige avec les mythes littéraires; c'est d'une sorte d'intransigeance qu'elle tire sa force. Parce que l'incandescence rythme ses vers, parce que ce rythme est écho en soi, qui monte, devient impérieux besoin de respirer, de réveiller un dieu perdu, de retrouver une mémoire effacée. C'est une écriture de la poursuite, car rien n'est immobile ici: si elle se fixe quelques instants, c'est pour mieux communiquer une accélération, une extension qui prend appui sur un fil continu; le temps inclut lui-même le temps de l'intériorisation par le lecteur. D'où le trouble, encore aujourd'hui, près de quarante ans après la sortie des premiers poèmes. Quelque chose vit à l'extrême du texte, qui attire et envoûte, qui conduit parfois même jusqu'au vertige, à l'angoisse enfouie dans les plis de la vie, exigeant un total abandon ou recueillement.
Les poèmes de Blandiana sont des lieux d'attente où l'espace ne compte plus, où le temps rassure devant toutes les défaillances – celle du corps, de la parole ou des sens. Les poèmes sont l'épreuve portée en soi, avec une rage presque primitive, tellement sincère, qui dit une obstination de la lumière, une soif des traces visibles, l'énergie d'un mouvement à venir. Une poésie qui se tient presque en sentinelle, où la quête est inscrite dans la géométrie même des vers. Dans ce temps d'impatience, la poésie de Blandiana interroge le monde et travaille sa propre chrysalide: «Laissons tomber les mots / Tels des fruits, tels des feuilles, / Seuls ceux où la mort est déjà mûre. / Laissons-les tomber, / Flétris jusqu'à la pourriture, / Couvrant à peine de leur chair / L'os divin. / Le noyau nu et ouvert, / Comme la lune, dans les nuages fanés, / Peut-être se glisserait-il sur la terre...» (Laissons tomber les mots). [...]
Pour explorer ces lieux qui renvoient l'être à son temps de doute, de fragilité, de révolte, Blandiana arpente toutes les fissures, prend la mesure des abîmes, veille sur les brasiers, essayant de donner sens aux moindres vibrations. Car il n'y a pas de repos dans cette poésie; seule la veille importe, à l'abri du coup de dés. Au poète, alors, de trouver la clé qui ouvre les grilles rouillées des peurs séculaires, de demeurer pur et transparent: «Pure je suis et attends la nuit à venir» (Mort dans la lumière).
Entre éclisses et esquilles, il s'agit bien d'une poésie qui provoque, éveille et traverse la douleur, les contradictions et les palpitations du monde. Ici les mots ne sont que spasmes vécus intensément, bouillonnements que l'on sent remuer entre les lignes. Mots qui nous somment d'exister.
Référence:
Ana Blandiana – Autrefois les arbres avaient des yeux, Anthologie (1964–2004), Préface, biobibliographie, sélection et traduction du roumain par Luiza Palanciuc, Troyes, Cahiers Bleus / Librairie Bleue, Collection «Poésie», 2005, 181 p., ISBN 2-86352-257-4, 18 euros.
Lien vers le site de l'éditeur:
http://www.cahiers-bleus.asso.fr/
Illustration de la couverture: Egon Schiele (1890-1918) – Arbres d'automne et fuchsias, 1909-1910, huile sur toile, 57 x 50 cm., Hessisches Landesmuseum, Darmstadt.